Le livre de la deablerie
Le Livre de la Deablerie d’Éloy d’Amerval compte 20 800 vers octosyllabiques.
Publié en 1508, il est divisé en deux livres. Le premier livre met en scène une dispute entre Lucifer et Satan. Lucifer reproche à Satan son ingratitude et son inefficacité dans la collecte des âmes chrétiennes, tandis que Satan défend son rôle de tentateur en rappelant ses succès passés, notamment la chute d’Adam. Le second livre offre une critique détaillée des vices analysés sous le prisme de la condition sociale ou en scrutant des péchés tels que l’avarice, la luxure, l’orgueil ou la gourmandise. Satan décrit sa manière d’exploiter ces péchés pour tenter les hommes, tout en exposant les travers des différentes professions et classes sociales de l’époque (commerçants, moines, juges, paysans, etc.).
L‘objectif principal de l’œuvre est d’inciter les pécheurs à s’amender. Éloy d’Amerval utilise les dialogues entre Lucifer et Satan pour illustrer les dangers du péché et les conséquences de tout éloignement de Dieu. Malgré leur rôle maléfique, les diables expriment parfois des vérités édifiantes sur la Rédemption et la valeur du bien. L’œuvre offre également un portrait vivant de la société médiévale, dénonçant ses hypocrisies et ses excès.
Compositeur virtuose comme le disait Tinctoris, Eloy est également un poète ingénieux, recourant à un large éventail de techniques rhétoriques, entremêlant ton sérieux et éléments humoristiques. Il s’aventure volontiers dans des digressions tous azimuts. Dans l’une d’elles, il évoque quelques-uns des compositeurs qui ont marqué son temps et sa carrière et livre un tableau partiel mais délicieux de la vie musicale dans le val de Loire durant le 15e siècle.
Le Livre de la Deablerie, Paris, Michel Le Noir, 1508, frontispice. En bas à gauche l’auteur avec son nom écrit sur un phylactère © BNF
Consultez l’édition de 1508 sur Gallica
Les musiciens d'Eloy
La sont les grans musicians
Qui composent tousjours liens,
Comme j’apercoy en maint lieu,
A la grant louenge de Dieu
Quelque chanterie nouvelle,
Doulce, plaisant, devoste et belle,
Hympnes, proses, messes, motez,
(Que la caboche en mille tes
Te puis on espautrer, quoquart,
De gros mailletz en beu piquart!)
A trois, a quatre, a cinq, a six,
Bien remplis, doulcement assis
Et tant plaisans, sans point doubter,
Que qui les chante ou oit chanter,
En a le cueur tout rejouy,
Comme Dompstable et Du Fay
Que tant doulcement en leur temps
Par bel et devost passé temps
Ont composay, ce scay je bien,
Et plusieurs aultres gens de bien:
Robinet de la Magdalaine
Binchoiz, Fede, Jorges et Hayne
Le Rouge, Alixandre, Okeghem
Bunoiz Basiron, Barbingham
Louyset, Mureau, Prioris
Jossequin, Brumel, Tintoris
Et beaucoup d’aultres, ie t’asseure
Dont n’ay pas memoire a ceste heure.
Je te vueil bien dire qu’ilz font
Grant honneur es lieulx ou ilz sont.
C’est ung deduy que d’estre la.
Et si te dy avec cela
Pour resveiller bien les oreilles,
Qu’ilz jouent si bien que merveilles
Des orgues en tant de beaux lieux,
L’une des choses soubz les cieulx
Qui est plus plaisante a ouir
Pour tout humain cueur resjouir.
Et doibs scavoir que c’est lyens
Que les grans princes terriens
Se fournissent pour leurs chapelles
De bons chantres et des voix belles,
D’organistes semblablement
Bien jouans merveilleusement.
Là se trouvent les grands musiciens
Qui composent toujours bien,
Comme je le remarque en maint endroit,
À la grande louange de Dieu,
Quelque chant nouveau,
Doux, plaisant, dévot et beau,
Hymnes, proses, messes, motets,
(Que la tête en mille morceaux
On pourrait t’écraser, imbécile,
Avec de gros maillets en bois dur !)
À trois, à quatre, à cinq, à six,
Bien remplis, doucement assis,
Et si plaisants, sans aucun doute,
Que celui qui les chante ou les entend chanter
En a le cœur tout réjoui,
Comme John Dunstable et Guillaume Du Fay
Qui si doucement, en leur temps,
Par beaux et pieux passe-temps
Ont composé, je le sais bien,
Et plusieurs autres gens de bien :
Robinet de la Magdalaine,
Gilles Binchois, Johannes Fede, Jorges et Hayne van Ghizeghem,
Guillaume Le Rouge, Alexandre Agricola, Johannes Ockeghem,
Antoine Bunois, Johannes Basiron, Barbingham,
Loyset Compère, Mureau, Johannes Prioris,
Josquin, Antoine Brumel, Johannes Tinctoris,
Et beaucoup d’autres, je t’assure,
Dont je n’ai pas mémoire à cette heure.
Je veux bien te dire qu’ils font
Grand honneur dans les lieux où ils se trouvent.
C’est un plaisir que d’être là.
Et je te dis aussi,
Pour éveiller les oreilles,
Qu’ils jouent si bien, c’est merveilleux,
Des orgues dans tant de beaux endroits.
C’est l’une des choses sous les cieux
Qui est la plus agréable à entendre,
Pour réjouir tout cœur humain.
Et tu dois savoir que ce sont eux
Dont les grands princes terrestres
S’équipent pour leurs chapelles :
De bons chanteurs et de belles voix,
Ainsi que d’organistes, pareillement,
Jouant merveilleusement bien.
Eloy d’Amerval, Le Livre de la Deablerie, éd. Robert Deschaux et Bernard Charrier, Genève, Droz, 1991, p. 690–91, vers 18829-18872